Montreuil-sous-Bois, chronique(s) / 3
« Il n’y a donc pas d’espace sans visuel ; visuel qui constitue une des modalités d’existence de l’espace, un des régimes d’expression de la dimension spatiale des sociétés, de l’expérience spatiale des individus. Bien plus que de la représentation, les dispositifs visuels constituent de l’espace-en-soi et même de l’espace en plus. En effet, à chaque énoncé visuel produit et diffusé (donc regardable et discutable par des opérateurs) on augmente la quantité d’espace présente dans une société et on ouvre la possibilité que s’affirment de nouvelles pratiques spatiales d’acteurs, donc de nouvelles spatialités. » Michel Lussault, L’homme spatial, la construction sociale de l’espace humain, Seuil, collection La couleur des idées, 2007, p.80 [C’est l’auteur du billet qui souligne].
« Prendre la place de » pour trouver ma place
Le premier billet de Montreuil-sous-Bois, chroniques expliquait les circonstances de ce carnet de recherche visuelle : faire de cette ville étrangère une ville familière et travailler les questions posées par la recherche sur le projet photographique ; cela en me faisant photographe ou plutôt, comme le dit Guillaume Bonnel, en me confrontant à la « condition du photographe ».
Le « projet photographique » est une succession de choix, non linéaires dans l’espace et le temps. Depuis l’idée ou le besoin originel (provenant du photographe ou d’un commanditaire) jusqu’à la diffusion et même la réception, il est l’ensemble des réflexions, processus, méthodes, actes génératifs de la production photographique.
Il me semble qu’il pourrait inclure également les éléments et réactions générés par ces différentes étapes. Ainsi, si l’on admet que Montreuil-sous-Bois, chroniques, est un projet photographique, les commentaires et débats que pourraient susciter les images en feraient partie, car ils contribueraient à revoir et relire l’ensemble du travail, voire à influencer et infléchir son déroulement et ses perspectives.
Mais d’abord, quel est mon projet, ou plutôt, plus fondamentalement, une fois posés les deux éléments déclencheurs, ai-je un projet (et ai-je d’ailleurs intérêt à en avoir un, tel que je le définis dans ma recherche ?) Quelle en serait, alors, la méthode ?
« Attitude visiteuse » – La photographie, expérience sensible, charnelle?
Alors que je demande aux photographes de m’exposer leur méthode et développe l’hypothèse du « projet photographique », le seul outil structurant, méthodologique, que je déploie aux prémisses de l’exercice, est celui, empirique, de l’arpentage : partir, appareil à la main, plan en poche (dans l’idée néanmoins de ne pas le consulter), guidée seulement par une idée générale du périmètre à dé-couvrir. Montreuil est une ville assez étendue et à la topographie diversifiée, le terrain de jeu est vaste.
Il s’agit de profiter de la liberté que cette « auto-commande » m’autorise ; une liberté qui est aussi une contrainte pour l’architecte et chercheure que je suis, car elle impose de ne pas faire de recherche préalable à l’expérience in situ, de ne pas interposer entre moi et la ville matérielle une ville écrite et représentée qui renseignerait sur l’histoire, les problématiques sociales, économiques, politiques, culturelles et qui constituent les configurations spatiales à observer autant qu’elles s’y reflètent.
Je dois donc me laisser guider par ses configurations et leurs dynamiques, par les agencements de bâtis, les flux, les activités, les micro-événements divers (« événements » pour moi, faits anodins pour d’autres) et cultiver ma spontanéité, ma capacité à être étonnée malgré une formation qui m’a donnée une aptitude à voir et lire l’espace de façon rationnelle.
Plus plutôt que d’arpenter, il est plus précisément question de visiter. L » »attitude visiteuse » se spécifie en effet par une attention augmentée et un caractère évolutif des questionnements que génère l’expérience in situ, mais aussi ensuite des images produites, qui permettent une nouvelle visite, médiatisée autrement, des lieux. Je dois être à l’écoute de la ville, sans intention documentaire et esthétique précise, qui canaliserait mon regard, discriminerait les lieux, mais avec une réactivité qui oriente mes déplacements.
Et dans cette attitude « visiteuse », la sensibilité, via le corps du photographe qui est posé comme un outil, un informateur, un médium, est fondamentale. C’est par le corps que le photographe peut voir et faire, c’est par son corps prolongé techniquement par l’appareil qu’il peut enregistrer, c’est dans son corps, aussi, qu’il se souvient du lieu. Le corps du photographe en visite est un moyen pour cadrer, ajuster : il piétine, recule, s’avance de nouveau, se baisse…Et se rappelle depuis son expérience de la prise de vue ce qu’il lui aura été possible ou non de photographier. La sensibilité et la subjectivité deviennent outils d’enquête et la retranscription de l’expérience de prise de vue, matériau scientifique.
Et alors que le « visite » entretient la capacité d’étonnement, voire d’enchantement vis-à-vis des espaces ordinaires, la photographie comme moyen pour découvrir et comprendre permet de regarder différemment, avec un œil analytique plus précis peut-être, voire dédoublé : car on se demande à la fois quelle serait la qualité informative de l’image anticipée et quelle serait sa qualité proprement visuelle, esthétique. Aussi, car on considère plusieurs fois le même objet : directement d’abord, par la médiatisation de l’objectif ensuite, par celle de l’image enfin. Et toutes ces perceptions sont cumulatives, renseignent et transforment l’objet, dans l’esprit autant que dans l’espace.
Arpenter, pour exister et habiter. Quotidien, mais pas ordinaire?
Michel Lussault rappelle dans L’homme spatial qu’exister vient du latin ex-sistere qui signifie « se tenir debout, immobile » (et vient du latin stare). Exister, c’est donc se placer mais aussi se déplacer, agir pour trouver ses (bonnes) places. L’existence est une action spatiale permanente. La dé-marche photographique peut en être le prétexte, le moyen autant que le but.
Avant de représenter un territoire et plus encore d’y intervenir, il faut apprendre à l’habiter, à y prendre ses habitudes, à y poser son corps et son regard pour être attentif à ses sollicitations et être ainsi mieux susceptible de le comprendre. C’est l’évidence de « l’être au monde » par la perception qui est ici questionnée, et l’exercice simple, a priori simpliste de la visite, amène celle ou celui qui se demande sans cesse « ce qu’il fait là » à aborder un problème proprement phénoménologique, et d’une certaine manière, psychanalytique.
Etre attentif aux sollicitations d’un lieu pour le comprendre, d’un lieu qui ne « dit » rien et n’est pas particulier ou remarquable, cela impose de remarquer justement le non-remarquable, de repérer l’ordinaire qui fait de cet espace un lieu : qui le constitue, le structure, l’identifie et le spécifie aux yeux de ses usagers. Mais sans, pour autant, le magnifier et l’extraire de sa condition quotidienne par la photographie, en faire un événement iconographique, voire iconique. Comment photographier le non-remarquable, le non-intérêt, le non-visible ?
Il s’agit d’une lutte, d’une position impossible à tenir, qui conditionne pourtant la validité de l’ensemble documentaire à construire : photographier sans intention de représentation, sans sujet précis en tête alors que l’acte photographique, par essence, c’est « porter son regard sur » et matérialiser une intention et un « état de lieux » précis par l’image.
Je dois peut-être pour cela élargir la perspective, me forcer à photographier ce qui fait selon moi « le lieu », non me focaliser sur tel ou tel objet mais repérer les relations entre ces objets. Mais de quelles relations parle-t-on? Et celles-ci sont-elles visibles et visualisables ? Aussi, comment voir ce qui structure et caractérise le lieu, son « infra-ordinaire », son état habituel? Enfin, comment différencier cela de ma sensibilité et de mon attraction plastique et esthétique, surtout inconscientes, pour certaines formes?
L’essentiel n’est pas l’issue de cette lutte perdue d’avance contre moi-même, le médium photographique et la complexité des réalités urbaines, mais la mesure de l’écart qui demeurera, et qui sera matérialisé par les images. La photographie est écart, distance, déconstruction et reconstruction. Il importe surtout de continuer à suivre, du moins essayer, les règles du jeu proposées par Georges Perec dans Espèces d’Espaces.
Et cet exercice paradoxal de captation de l’essence des lieux fait écho à la philosophie du quotidien proposée par Bruce Bégout, qui construit une « phénoménologie du monde de la vie » pour tenter de saisir l’essence du monde quotidien. Un monde quotidien qui se manifeste dans l’espace et s’éprouve par l’expérience des lieux et des relations sociales qui s’y déploient. Le philosophe est lui aussi lancé dans une lutte impossible de saisie directe d’une essence qui se dérobe, d’un réel jamais directement accessible, encore moins généralisable et communicable dans sa nature même.
Finalement, Bruce Bégout et Georges Perec, chacun à leur manière, proposent des mises en forme du réel, et plus précisément et même plus pertinemment, développent des méthodes pour permettre à chacun d’opérer lui-même cette mise en forme du réel. Le philosophe, l’écrivain, le photographe se confrontent à l’évidence d’être au monde déjà évoquée, luttent pour eux-mêmes et pour nous contre le vertige du réel, pour se situer et nous situer dans le monde, dans les lieux, donc dans la cité au sens de société. La photographie, décidément, est une bien une expérience existentielle…