« Se peut étendre sur les grèves », chronophotographie d’un paysage indécidable
L’ordonnance de Colbert sur la Marine d’août 1681 définit le domaine public maritime de la manière suivante : « Sera réputé bord et rivage de la mer [au sens de la domanialité publique] tout ce qu’elle couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes et jusqu’où le grand flot de mars se peut étendre sur les grèves » (article premier du titre VII du livre IV de l’ordonnance d’août 1681). Elle caractérise ce que l’on appellerait aujourd’hui un « écotone » – une zone de transition écologique entre deux systèmes – en tentant de saisir son instabilité fondamentale. La dimension mouvante de cette définition est un fascinant objet de recherche. Le droit, qui exècre pourtant l’instabilité (source d’insécurité juridique) crée ici une catégorie qui embrasse le mouvement, par « empathie formelle » avec son objet en quelque sorte.
Le défi que constitue l’adaptation du droit à la dimension mouvante et insaisissable de l’environnement à fait l’objet de réflexions menées « dans une autre vie » et sur lesquelles je ne reviendrai pas ici (voir : Le principe juridique écrit et le droit de l’environnement). Ce qui m’intéresse aujourd’hui est la dimension sensible de cette question, et notamment les effets qu’exerce le droit, comme structure mentale, sur la formation du paysage.
Autrement dit, est-ce que cette indécidabilité juridique de l’espace littoral génère dans le paysage une poétique de la précarité qui pourrait donner lieu à une recherche photographique fertile ?
Le projet « Se peut étendre sur les grèves » pose cette hypothèse, en poursuivant les recherches que je mène depuis quelques années sur le paysage, notamment au travers des séries orthèses et artefact. Il s’agit ici de rechercher les connexions formelles entre cette instabilité consacrée par le droit, ici considéré comme force structurante, et les paysages qui en découlent. Le droit est un puissant véhicule de ce que Pierre Bourdieu appelait les « forces formatrices d’habitudes ». Et cette vision d’un espace défini par sa précarité irradie toute l’ingénierie publique consacrée au littoral, comme la fameuse « bande des 100 mètres » du code de l’urbanisme, ou les politiques de gestion intégrée des zones côtières. Or en ces temps de réchauffement climatique cette indécision se confirme et s’aggrave. Elle génère des aménagements très caractéristiques, qui gèrent tant bien que mal cette instabilité, traçant par là même les contours poétiques de ce « paysage indécidé ».
Le trait de côte aquitain, sujet à une inexorable érosion, est un terrain d’expression privilégié pour ces formes vectrices de poésie. Ses paysages s’émaillent de dispositifs variés dont l’objectif est de limiter les effets de la montée du niveau de l’océan. Les épisodes de submersion, habituels et réguliers en hiver (« le grand flot de mars » dit l’ordonnance de Colbert) voient leur amplitude et leur récurrence augmenter tendanciellement. Ces phénomènes provoquent l’érosion des falaises et des dunes ; bientôt des inondations touchent les équipements et les habitations situés à proximité immédiate, demandant à les reconstruire sans cesse. La précarité du statut de ces espaces donne donc à voir une sorte de vacance, ils sont en état de frontière permanente… le bout du paysage habité. Ils sont aussi, par la force des choses, rétifs aux temporalités humaines, car sujets à des cataclysmes qui emportent tout sur leur passage. Paradoxalement, ils sont également les lieux les plus attractifs du territoire, ceux où la valeur foncière est la plus délirante, et qui constituent la manne des régions à « économie résidentielle ». Pour toutes ces raisons ils représentent un terrain d’observation très pertinent.
Prosaïquement, les images montrent les gestes d’adaptation du paysage à la montée du niveau des mers et aux effets accrus des tempêtes sur le trait de côte, mesures qui oscillent entre le titanesque (confortement des falaises à Biarritz) et le dérisoire (« murs » de sable érigés avant les tempêtes). Les points de vues sont choisis en lien avec cette vision anthropocentrique et médicale, aussi vaine que touchante, d’un paysage que l’on pourrait soigner comme un organe déficient pour le rétablir dans un état idéal.
Dans sa forme, le travail adoptera un principe de série chronophotographique. Les images seront reconduites à l’identique sur le long terme. L’observatoire photographique du paysage produisant des séquences qui créent l’illusion d’une simultanéité, et révèlent des évolutions trop lentes pour être perceptibles à l’œil nu (à l’inverse des travaux d’Edweard Muybridge qui cherchait au contraire à percer le secret des mouvements trop rapides). Le projet rendra donc visibles des évolutions au long cours qui restent encore souvent perçues comme hypothétiques faute d’être perceptibles autrement que par un effort de mémoire (comme le recul de la dune ou les mouvements structurels d’une plage par exemple). Les points de vues choisis montreront les paysages littoraux comme des lieux de pratiques sociales dont l’érosion renforce le caractère paradoxal. Ils mettront en relation ce phénomène physique avec les spécificités du littoral sud aquitain : violence de la houle et aspect sauvage d’un côté, tourisme, attractivité résidentielle, saisonnalité, inflation foncière et privatisation de l’espace de l’autre…
L’enjeu formel du projet est de renouveler la pratique documentaire des observatoires photographiques, pour investir la chronophotographie comme un objet esthétique à part entière. Le projet mettra l’œuvre à l’épreuve de la « différence et de la répétition », pour questionner ce qui fait l’essence de l’acte photographique par delà le paradigme de l’instant décisif. L’écriture photographique sera livrée – à ses risques et périls – à l’écoulement du temps. Cette problématique entrera en résonance avec le paysage photographié, soumis à un changement constant et parfois brutal. Elle montrera les liens entre les photographies, « blocs d’espace-temps » successifs (pour transposer une expression que Gilles Deleuze appliquait à la peinture) et l’histoire du paysage.
Guillaume Bonnel
Le projet « Se peut étendre sur les grèves » reçoit l’appui scientifique du GIP Littoral aquitain et du laboratoire SIAME EA4581 de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.