Gabriele Basilico, Exposition « Entropie et espace urbain » à Madrid

Chaque année, de mai à septembre, la capitale espagnole devient un haut lieu de la photographie européenne, avec la manifestation PHotoESPAÑA, qui a fêté cette année ses 20 ans.

Plus de 100 expositions étaient inscrites au programme, mêlant tous les genres, avec entre autres et seulement dans la sélection officielle, les images de Paolo Nozolino, Pierre Molinier, Minor White, Carlos Saura, Elliott Erwitt et donc, Gabrielle Basilico.

Pour quelques jours encore, jusqu’au 10 septembre, c’est la première grande rétrospective en Espagne du photographe-architecte milanais disparu en 2013 qui se tient au Museo ICO.

Situé dans la petite rue Zorilla dans le quartier institutionnel, à proximité de las Cortès, le Musée propose près de 185 images de l’artiste autour de 5 de ses projets majeurs :

  • « Milano, ritratti di fabbriche » ;
  • « Porti di mare » ;
  • « Beyrouth » ;
  • « Sezioni del paesaggio italiano » ;
  • « Nelle altri Citta ».

Une sélection d’ouvrages et d’intéressants témoignages vidéos sur sa démarche photographique complètent l’exposition.

Basilico, photographe de l’entropie urbaine

Que dire qui n’ait déjà été dit sur ce photographe, dont le nom est indissociable de la photogaphie de paysage, en particulier de la photographie urbaine, en Europe depuis le début des années 1980 ?

A l’initiative de son curateur Ramón Esparza, cette exposition s’essaie à porter un nouveau regard sur le travail de Basilico à travers la notion d’entropie, qui désigne en physique « la fonction d’état notée S qui caractérise l’état de « désordre » d’un système » (Larousse). Cette fonction est associée au second principe de la thermodynamique selon lequel, à l’intérieur d’un système fermé et quelque soit son échelle, l’énergie tend à se disperser le plus possible, le système évoluant alors vers son entropie maximale, son plus grand désordre moléculaire en même temps que son uniformisation macroscopique.

Esparza prend le terme « entropie » en son acception vernaculaire, un mouvement de « va-et-vient » entre destruction et création, entre ancien et nouveau.

S’en référant notamment à Smithson et au mouvement New Topographics, Esparza considère que la vision de Basilico saisit le territoire post-industriel à travers les notions miroirs de « ruine » et de « monument » (« le monde saisit à un moment particulier de sa constante évolution, avançant vers sa dissolution en un autre monde »), qu’elle constate, non sans une certaine « empathie » la disparition de l’ordre urbain ancien et tente de « comprendre les nouveaux espaces ».

Ritratti di fabbriche (1978 – 1080)

Dans sa série « Ritratti di fabbriche » (Portraits d’usines), Gabriele Basilico prends pour sujet les éléments de l’architecture industrielle milanaise, alors que cette industrie est sur le déclin.

L’auteur revendique ici un travail de composition personnel sur la lumière et les ombres, à l’opposé d’une vision sérielle uniformisante.

Les images sont prises le matin ou le soir, le soleil encore bas dans le ciel. Les ombres allongées, une lumière modelée, travaillée comme pour des portraits.

Peu de personnages dans ses images, mais il s’en trouve. L’auteur ne cherche pas à tous prix à les exclure. Comme le souligne Esparza, cette rareté témoigne aussi de la disparition de l’activité.

Le photographe se livre à une recherche esthétique particulière autour des formes géométriques. Les arrondis des coupoles, châteaux d’eau, oculus, lampadaires et panneaux de signalisation contrastent avec la rectitude des bâtiments, tout en rectangles et lignes droites.

On est là dans une approche subjective, plus proche d’un Walker Evans compilant les images de devantures de magasins et d’église du sud des Etats-Unis que des Becher sériant frontalement avec un formalisme extrême et une lumière homogène les installations sidérurgiques de la Rhür créant ainsi un effet de mimétisme entre les outils de la production industrielle de masse et leur mode de représentation.

A cet égard, l’image d’une remorque couverte garée contre un mur et cadrée serré est caractéristique. Perdue au milieu d’une série consacrée aux portraits de fabriques milanaises, elle ne s’accorde à l’ensemble que par l’épure que constituent sa forme rectangulaire, sur laquelle se croisent les lignes d’assemblage des panneaux de tôles qui la composent, ses roues rondes et les lignes verticales et horizontales du mur au second plan.

Basilico donne l’impression de vouloir se réapproprier cet espace urbain en déclin, pas tant pour l’inventorier avant sa disparition à la manière d’un Atget, mais pour le revendiquer esthétiquement, un peu comme s’il s’agissait de paysages classiques, mettant ainsi en question les notions de beauté et de patrimoine.

Porti di mare (1985 – 1993)

La série « Porti di Mare », a commencé avec « Bords de mer », un travail sur le littoral français pour la mission photographique de la DATAR en 1985.

http://missionphoto.datar.gouv.fr/fr/photographe/7638/serie/7671/photographies

Basilico explore le littoral de la Manche et de la mer du nord, notamment ses petites ville côtières, les façades ouvragées, les entrelacs de fils électriques qu’il ne cherche pas à dissimuler, les résilles métalliques des pylônes, les motifs répétitifs des briques et non loin, la mer puissante et lumineuse comme un clin d’œil à la précarité de la cité face aux éléments. L’effet de surface des toitures en ardoise, comme une peau, renvoie à notre propre fragilité. Comme pour la série précédente, le photographe s’attache à tirer parti des formes et des lumières pour construire une esthétique de ces lieux gagnés par la modernité. L’image du Crotoy (1985) est emblématique à cet égard. Il y joue avec les panneaux de signalisation, les zébras, le passage piéton, l’œil de bœuf sur la façade et les réseaux aériens pour assembler une image exceptionnelle.

Avec la photographie du Tréport (1985) et de Bilbao (1993), Basilico change d’échelle. Il s’éloigne du motif pour donner une vision d’ensemble, d’un point haut.

Sur la première image, il est sur une colline. La vieille-ville est au deuxième plan, légèrement dans la pénombre. En avant se trouve une terrasse herbeuse formant balcon sur la ville. L’océan est sur la gauche. Au 3ème plan s’étend la ville moderne baignée de lumière, le port, la zone industrielle, un lotissement au fond. On observe l’interface terre/mer, ce que les hommes se sont permis de faire à l’époque moderne : construire directement dans l’estuaire. On touche du doigt le changement, ses audaces, ses risques, avec la mer qui guette en embuscade. Superbe image, très construite, géométrie carrée et triangulaire des toits, arrondis de la colline au premier plan et de la baie à gauche, ligne droite des gardes corps. Et les deux bancs au premier plan, tournés vers la ville et dos au photographe, englobés dans l’image comme pour rappeler la mission qu’il s’est donné : voir au delà du visible, au delà de la carte postale, les processus qui sont à l’œuvre dans la mutation du paysage.

L’image de Bilbao est également faite depuis une éminence, à proximité du port, en surplomb d’une fosse noire et suintante au premier plan, parsemée de traces blanches comme des solfatares, de vieux bidons, de déchets. Une pelle mécanique. Au loin à droite, une colline pointue comme un terril, semblable au Golgotha d’une peinture gothique, pointe avec un émetteur radio/télévision à son sommet. En écho, les grues et cheminées alentours se dressent vers le ciel en autant de symboles de transcendance, de dévotion à la religion du développement industriel. Le ciel est lourd de nuages. Le fleuve coule au milieu de l’image et dans ce tableau édifiant, on y voit davantage une voie de transport qu’un authentique cours d’eau.

A Dunkerque (1984), le photographe saisi les immenses grues, comme de grands insectes, rappelant les mécaniques extraterrestres de « La guerre des mondes » de H.G.Wells. Image sombre. Les grues forment des silhouettes alignées dont on imagine qu’elles se meuvent en parfaite synchronie. Des pêcheurs sont visibles sous les grues de droite, minuscules commensaux s’abritant sous la masse des monstres.

Beyrouth

La série suivante a été faite à Beyrouth après la fin de la guerre civile (1991). On y voit des quartiers entiers de la ville ravagés par les combats, des immeubles déchiquetés. Pas une façade qui ne soit lépreuse, dévorée par les impacts de projectiles. Pour la première fois depuis la fin de la guerre et avant Sarajevo, une grande ville moderne devenait un champ de bataille, la proie d’un déferlement de violence qui força des dizaines de milliers de personnes à l’exil et failli détruire la ville. La guerre comme le pire visage de l’entropie.

Sezioni del paesaggio italiano

Dans la série suivante « Sezioni del paesaggio italiano » (Sections du paysage italien), composé de 6 séries de 25 images chacune, Basilico rend compte d’un voyage entre une grande ville et une ville moyenne, à travers ces espaces que l’on appelle « périurbains ». Dans chaque série, 1, 2 à 3 images sont prises dans le prolongement l’une de l’autre. On se surprend à chercher l’itinérance, la suite entre les images. Les séries les plus extrêmes se distinguent : Milan/Como et Gioia Tauro/Siderno, l’une typique de l’Italie du nord, propre, moderne, dynamique, relativement riche et l’autre évoque le sud, les terrains vagues poussiéreux, les pistes en terre, les immeubles inachevés, la lumière dure. Mais partout les même cubes de béton et de verre, les zones commerciales reliées par le ruban d’asphalte. Seul le sud profond, la Calabre, paraît échapper un peu à cette uniformisation.

Nelle altri Citta

Enfin, dans sa dernière série « Nelle altri Citta » (In other cities), l’auteur poursuit sa quête autour de la forme urbaine dans différentes parties d’Europe et du monde, s’attachant à saisir des vues d’immeubles ou de groupes d’immeubles prises depuis des carrefours, depuis la rue, en noir et blanc.

Vers la fin des années 2000, il évolue vers un travail en couleur, des vues plus larges, paysagères. Jérusalem et ses collines envahies de constructions, San Fransisco, Shanghaï et son tissus urbain spectaculaire, fait de hautes tours et d’immeubles d’habitation répliqués en série et dont seule change la couleur du toit. Ici, plus de formes arrondies, uniquement des lignes droites et des angles, la verticalité des constructions, la répétition des motifs jusqu’à l’overdose, comme sur un immense tapis Playmobil. Le phénomène urbain dans toute sa démesure, où la singularité et donc l’altérité semblent absentes. On est proche ici de l’urbanisme concentrationnaire, déconnecté de la nature et de l’humain, l’illustration ultime du désastre que Basilico en est arrivé à dénoncer, de cette incapacité qui semble être devenue la nôtre à bien gérer le développement urbain (entretien au journal « Le Monde », 26 juin 2006).

Madrid, Museo ICO – PhotoEspaña 2017

Exposition visible jusqu’au 10 septembre.

« Entropia y espacio urbano », Gabriele Basilico, 2017, catalogue de l’exposition co-édité par La Fabbrica et le Museo ICO.