La Ruhr, 50 ans après les Becher…

Il existe sans doute peu de régions dont la photographie contemporaine a autant façonné l’image. De passage dans la vallée de la Ruhr cet été, le long d’un axe Duisbourg-Essen-Bochum-Dortmund, au nord-est de Düsseldorf, j’ai pu constater à quel point les photographies de Bernd et Hilla Becher  avaient contribué à constituer l’objet industriel en patrimoine.

Aujourd’hui les hauts fourneaux, silos et autres gazomètres photographiés à partir des années 50 par les Becher ont soit disparu, soit été transformés en parcs ou musées.  Certains sites, comme le parc paysager de Duisbourg nord, sont devenus des lieux de promenade familiale où se croisent artistes, joggers et promeneurs du dimanche. D’autres, comme l’ancienne usine de Zollverein, accueillent des musées qui déploient une scénographie hi-tech pour éclairer l’histoire de la région, depuis les temps géologiques jusqu’à aujourd’hui, avec le charbon pour fil directeur.

 

 

Là ou régnait autrefois le bruit et la fureur industrieuse, il est aujourd’hui possible de pratiquer l’escalade, le vélo, de réunir telle ou telle association sportive ou club photo, de voir de l’art contemporain, de dîner dans un restaurant sous de gigantesques hottes… Les gazomètres sont reconvertis en fosses pour la pratique de la plongée, des salles de concert sont installées dans d’anciens hangars, et des écrans de cinémas en plein air fleurissent à la belle saison. La vie qui se déploie pendant le week-end fait ressembler ces parcs aux opérations urbanistiques à succès comme l’île Beaulieu à Nantes ou les berges de la Ria à Bilbao, mais aussi aux lieux culturels syncrétiques, comme le 104 à Paris… On y croise toutes les générations et tous le profils sociaux : artistes, étudiants, enfants, personnes âgées, skaters, anciens ouvriers, familles, sportifs, badauds, clochards…

 

 

En arrivant au crépuscule sur le site de Duisbourg – éclairé la nuit en été – on comprend d’emblée la fascination qu’ont pu exercer les formes industrielles sur les Becher. Le vocabulaire de ces constructions reste indéchiffrable pour qui ne connaît pas le complexe trajet du métal rougi vers sa mise en forme finale. La richesse et la variété des volutes et des textures est extraordinaire. La contemplation de ces objets dont on ne comprend pas la fonction ne tarde pas à provoquer une perte des repères cognitifs. La profusion des tuyaux le dispute au gigantisme de l’architecture pour brouiller les proportions, ce que renforce encore l’effet uniformisateur de la rouille. D’autant que ces équipements sont gigantesques, mais maintenus en l’état, comme si l’activité s’était figée d’un coup. Seule la végétation, rudérale et interstitielle, donne l’aperçu de l’écoulement du temps, et fait comprendre qu’il y a déjà longtemps que le silence est installé…

 

 

Mais les structures métalliques se conservent mal, et l’intuition documentaire des Becher révèle aujourd’hui toute sa portée conservatoire : leurs images répertorient l’infinie richesse de formes industrielles qui pour l’essentiel ont aujourd’hui disparu, ou ont été déplacées vers d’autres régions du globe… En déambulant dans ce dédale on prend soudain conscience d’être en plein coeur d’une métaphore économique : l’industrie aujourd’hui ? un parc d’attractions… Et la question de surgir immédiatement à l’esprit : comment un ouvrier chinois goûterait ce plaisir touristique, que pourrait-il dire à ces plongeurs qui descendent au fond d’un ancien gazomètre, à ces grimpeurs escaladant le béton armé d’une ancienne trémie, et à ces cyclistes adeptes d’un néo-romantisme insouciant ?

 

 

Comme de juste, la pratique photographique tient une place de premier plan dans l’usage contemporain de ces lieux. Une pratique de masse, mais pointue, marquée par la référence aux Becher, et je n’ai jamais croisé autant de chambres sur trépied et de moyens formats numériques dans un autre site touristique. Ces lieux ont presque une dimension injonctive, au sens où l’acte photographique y est doublement légitimé. Par leur beauté tout d’abord, mais aussi par le fait qu’ils ont servi de prétexte à un travail photographique ayant fortement marqué l’histoire de ce medium au XXème siècle, aux origines de la fameuse « école de Düsseldorf ». Seule planche de salut : photographier les photographes, mais le temps m’a manqué pour développer une série sur ce sujet…

 

L’activité économique de la Ruhr aujourd’hui se tourne vers le tertiaire, l’immatériel, l’ingénierie culturelle. Les habitants qui reviennent dans la région après en être partis ne la reconnaissent pas, et l’espace d’une ville comme Essen compte aujourd’hui 45 % de zones naturelles. Comme le personnage principal du film « History of violence » de David Cronenberg, cet espace a changé de visage du tout au tout, dissimulé son passé, et ce que l’on y contemple aujourd’hui est déjà de l’ordre de l’archéologie…

Guillaume BONNEL

 

 

 

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