Ce que l’observation photographique des paysages doit à la chronophotographie
La méthode des observatoires photographiques tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui – avec un certain retour en grâce actuellement – a été élaborée dans les années quatre vingt dix par le Ministère de l’environnement, jalonnée notamment par les deux numéros de « Séquences paysages » parus chez Hazan en 1997 et 2000. Elle a été consolidée sous la forme d’une « Méthode de l’observatoire photographique du paysage » publiée en 2008, qui aborde des questions aussi variées que le montage du partenariat, le financement, le choix du photographe ou l’indexation des images, et qui fait aujourd’hui référence.
Ayant eu l’opportunité de réaliser récemment les prises de vues initiales d’un observatoire photographique pour un Parc naturel régional, j’ai tenté de poser des yeux neufs sur cette technique particulière qui constitue pour moi l’ultime expression d’un pouvoir que l’image photographique tend par ailleurs à perdre : celui de montrer ce qui est invisible.
Cette conjugaison heureuse de la photographie et de l’écoulement du temps porte un nom, c’est la chronophotographie, qui est quasiment contemporaine de la naissance de la photographie, et qui annonce, avec le zoopraxiscope, celle du cinéma que l’on fait coutumièrement remonter à 1895. La technique actuelle des observatoires photographiques du paysage doit beaucoup à ces précurseurs qu’étaient Edweard MUYBRIDGE et Etienne Jules MAREY, et gagnerait sans doute à assumer plus clairement cet héritage. En alignant 12 appareils photographiques pour capter la course d’un cheval au galop (1878), le premier révèle des mouvements trop rapides pour être perceptibles à l’oeil nu, et démontre la théorie du second selon laquelle, à un moment de sa course, aucun des membres du cheval ne touche plus le sol.
Les évolutions du paysage elles aussi sont invisibles à l’oeil nu, non parce que trop rapides, mais parce que trop lentes. La temporalité du paysage est inaccessible à l’immédiateté, qu’il s’agisse de sa dimension géologique, végétale, saisonnière… Même les paysages soumis à l’action humaine – urbanisme, architecture, aménagements paysagers, infrastructures – évoluent de manière très lente. Et cela est valable y compris pour de vastes opérations de requalification urbaine du type de la Confluence à Lyon ou de l’île Beaulieu à Nantes, qui prennent des années et avancent à petits pas. En reconduisant l’image d’un paysage à intervalles réguliers, l’observatoire rend visible des phénomènes linéaires en les rendant discontinus, et en reconstruisant une simultanéité artificielle en séquences, exactement comme la décomposition de la course du cheval. Elle apparaît donc comme une sorte d’infra cinéma, en distordant à l’excès le rapport images/temps vers le down tempo : une image par an au lieu de 24 par secondes…

© Antoine Gatet et Olivier Gouéry, Observatoire photographique du réaménagement du centre bourg de Linards (87)

© Antoine Gatet et Olivier Gouéry, Observatoire photographique du réaménagement du centre bourg de Linards (87)

© Antoine Gatet et Olivier Gouéry, Observatoire photographique du réaménagement du centre bourg de Linards (87)
La juxtaposition des images de cet observatoire réalisé par Antoine Gatet et Olivier Gouéry, qui n’est possible qu’après deux ou trois campagnes de reconduction, fabrique une sorte d’expérience mémorielle contre nature. Elle rend présents des « blocs d’espace temps », pour paraphraser Gilles Deleuze, dans lesquels une discrimination s’opère entre l’immobile et le mouvant, et au sein du mouvant, entre le mouvant structurel et le mouvant cyclique. Du côté de l’immobile on trouve le patrimoine bâti : église, habitations, qui constituent l’armature de ces images. Du côté du mouvant structurel on trouve ce qui a motivé la réalisation de cet observatoire , le réaménagement d’un centre bourg : revêtements de chaussée, stationnements, emprises au sol, réseau pluvial. Du côté du mouvant cyclique on trouve la végétation, mais aussi les usagers des lieux qui y accomplissent des « boucles » plus ou moins régulières. Ainsi par exemple la plupart des véhicules présents dans la scène se retrouvent sur les trois images à des places différentes, et témoignent de mouvements répétés quotidiennement sur le site.
En conséquence, en reconduisant ces images de manière saisonnière (semestrielle, mensuelle…) l’attention serait portée sur les variations cycliques de ces paysages (végétation, entretien de la chaussée, variations climatiques…). En les reconduisant de manière quotidienne , comme le faisait le personnage joué par Harvey Keitel dans « Smoke » de Wayne Wang, l’observateur se focaliserait sur les accidents, les faits divers du paysage (passages de voitures, ouverture des commerces, discussions entre personnages…).
L’observatoire photographique fournit ainsi plusieurs niveaux de lecture, qui varient en fonction du choix de la prise de vue, et du cadrage plus ou moins resserré sur une scène. Mais la plupart de ces niveaux de lecture sont sous exploités, en général les images réalisées dans ce contexte portent sur des évolutions à long terme, et font l’objet de reconductions annuelles ou biennales, laissant de côté un champ inexploré, celui des faits divers du paysage.
Il serait pourtant passionnant de proposer un observatoire photographique sur un site touristique très fréquenté, un lac de montagne en été par exemple, en réalisant une photo toutes les heures, du lever au coucher du soleil. Chaque anecdote serait ainsi mise en séquence : stationnement des premières voitures, groupes de randonneurs se préparant, arrivée de groupes en bus, piques-niques, poubelles qui se remplissent, papiers gras jonchant le sol… Tous ces éléments de micro-mouvements du paysage, qui sont des gestes par lesquels nos pratiques donnent du sens à l’espace qui nous entoure, sont en général négligés dans les observatoires photographiques.
Pourtant les possibilités sont infinies, et il suffirait de revenir aux sources de la chronophotographie pour décupler les possibilités offertes par la technique des observatoires : observatoires urbains sur la fréquentation quotidienne d’un jardin public, d’une place ou d’une rue, observatoires saisonniers dans les régions touristiques (paysage en morte saison et en été), observatoires des effets d’une pratique agricole sur le paysage (l’écobuage par exemple), observatoires des variations climatiques dans les régions enneigées en hiver et chaudes en été…
Finalement la technique des observatoires photographiques, pour aboutie et structurée qu’elle soit, reste encore assez largement sous exploitée…
Guillaume Bonnel
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