La forêt de Saoù au prisme de l’observatoire photographique, quelques réflexions visuelles sur l’idée de nature.

Dans un ouvrage qui a fait date pour les théoriciens du droit de l’environnement (1), le philosophe du droit François OST faisait se succéder trois visions de la relation homme-nature qu’il présentait comme des paradigmes. La nature-objet qui déployait le rêve cartésien de la maîtrise et de la possession, la nature-sujet qui aboutissait aux impasses de la « deep ecology », et la nature-projet, vision plus négociée et plus réflexive, qui ouvrait la période contemporaine que l’on appelle désormais l’anthropocène.

 © guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

C’est bien cette « nature projet » qui se déploie dans ce lieu étrange qu’est le synclinal perché de la forêt de Saoù dans la Drôme, dont je viens de réaliser avec un très vif plaisir l’observatoire photographique du paysage. Un lieu qui montre une étonnante symbiose, où s’accordent techniciens de l’environnement, visiteurs, élus locaux et habitants pour tenter de faire société sur la question de notre rapport à la nature. Un lieu qui se prête à merveille au jeu photographique en donnant à lire le projet humain de la nature contemporaine, certes « administrée » et socialement construite, mais qui conserve une part sauvage et imprévisible.

synclinal-light

La nature aujourd’hui, dans un pays comme la France, est plus proche du jardin que de l’étendue sauvage. C’est une nature mise en scène et aménagée, dont la dimension « naturelle », travaillée socialement, est parfois symptomatique de ces « paysages 2.0 » qui comportent leur propre mode d’emploi (2). Le site de la forêt de Saoù est une illustration assez révélatrice de cette évolution. En tant qu’espace naturel sensible du département, il fait l’objet d’une attention constante : comptage des visiteurs, interventions permettant l’accueil du public, mesures d’entretien ciblées, suivi scientifique des espèces… Il est donc l’objet d’une incessante production de sens et de savoir, et contribue à fabriquer une nature qui porte l’empreinte de notre pensée : panneaux d’informations, balisages, signes préparant un futur chantier, gestion douce des flux de visiteurs, traces de passage, marques témoignant de l’entretien du site…

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

Pour autant, la gestion du site de la forêt de Saoù reste mesurée, et cette «administration de la nature» consiste souvent dans un choix de non intervention ou de laisser faire. La nature resurgit alors sous un angle nouveau, car sa dimension sauvage est également le fruit d’une décision de gestion, mais qui cette fois se définit « en creux ». C’est le cas par exemple pour la forêt à l’intérieur de la partie la plus spectaculaire du site appelée la « grande Combe », gorge encombrée d’un chaos de végétation livré à lui même et où la nature semble intouchée, comme lorsque des chutes d’arbres ne donnent lieu qu’à un léger nettoyage visant juste à maintenir la praticabilité d’un sentier. Pour ce type de points de vues, la chronophotographie se heurte à la lenteur du cycle naturel, et les évolutions du paysage la première année doivent être mesurées à la loupe, bouleversant l’appréhension picturale de l’image photographique. Sur les images qui suivent par exemple la scène reste globalement la même une année après, donnant à voir le même « tableau ». Mais si l’on prend la peine d’explorer les images les informations sont multiples et d’une grande richesse : phénologie (apparition du feuillage avec un décalage d’une année sur l’autre), lente « digestion » des branche mortes, variations de la trace d’un sentier, apports de matériaux suite à éboulements, disparition de la mousse sur certaines branches…

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

Le site de la forêt de Saoù reçoit annuellement la visite de 50 000 à 100 000 personnes, la nature y est donc très humanisée. La diversité des pratiques sociales dont la forêt est le prétexte est infinie : randonnée, VTT, escalade, chasse, course à pied, cueillettes, piques-niques, équitation, tai-chi-chuan… La nature y est éminemment sociale, jusqu’à constituer un florilège de la créativité des visiteurs dans l’appropriation symbolique – et socialement marquée – des lieux. Les points de vues montrent donc rarement une nature vierge, mais une profusion de signes humains qui en donnent la mesure et y projettent du sens. Ce parti pris est encore renforcé par le fait que les images ont été réalisées depuis les sentiers et chemins empruntés par les usagers. Elles montrent donc des paysages intersubjectifs, abondamment regardés et partagés par des acteurs aux attentes variées. Le « pluralisme des vérités » cher à Pirandello se traduit ici dans le registre perceptif : là où l’ornithologue pointe l’aire de faucon pèlerin, le grimpeur voit la beauté d’une voie, et le marcheur du dimanche son rocher de Sisyphe… L’outil photographique permet de jouer le jeu de ce pluralisme en adoptant ces points de vues successifs, un même espace pouvant, accueillir plusieurs paysages mentaux concommitants.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

Peut-être en contradiction avec les deux caractères qui viennent d’être dépeints, la nature de la forêt de Saoù conserve une part sauvage, elle demeure imprévisible et le cas échéant dangereuse. La raison en est d’abord que le site est montagneux, livré à des écarts climatiques parfois brutaux, et comportant des lieux à risques (falaises calcaires, pentes abruptes, sols glissants…). Cette nature est donc parfois périlleuse au point de provoquer des accidents. Les risques naturels n’étant pas étrangers au site – éboulements, glissements de terrain, chablis, précipitations – les images donnent l’écho de cette violence, un éboulement à 100 mètres du lieu où je m’éternisais pour une prise de vue m’en a même fait le témoin direct…

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

À l’image du site et de la forêt qui lui donne son nom, l’itinéraire de l’observatoire photographique de la forêt de Saoù est donc singulier. Comparé par exemple à celui d’un Parc naturel régional d’une quarantaine de communes, il comporte une beaucoup plus grande densité de points de vues sur un espace plus réduit, environ 2500 hectares si l’on se limite à la ligne de crête qui borne cette cuvette oblongue que forme le synclinal. Cette abondance d’images « au kilomètre carré » conduit à en livrer une vision très précise et détaillée, en vertu d’un célèbre principe de physique selon lequel l’outil avec lequel on l’observe modifie la réalité observée…

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

L’itinéraire principal, essentiellement dédié à l’intérieur du site à l’exception d’une dizaine d’images, livre donc l’intimité des lieux, et aborde des aspects ténus de leur évolution sans s’encombrer d’une quelconque hiérarchie des évolutions du paysage : dynamiques végétales et forestières, usage et entretien des équipements d’accueil du public, exploitation de la forêt, évolution lente des ruines, dégradation des sentiers et des aménagements connexes, micro-évolutions des milieux naturels, érosion lente, cicatrisation des chantiers d’exploitation forestière… Certains de ces changements donnent à voir la petite accidentologie du paysage, qui est parfois écartée des observatoires photographiques au nom du refus de l’anecdote, et nous montrent que le paysage est un flux continu…

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2014.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

© guillaume bonnel, observatoire photographique de la forêt de Saoù, 2013.

 

Guillaume BONNEL

 

(1) François OST : « La nature hors la loi, l’écologie à l’épreuve du droit », la Découverte, 2003, page 237.

(2) Voir mon projet « Artefact » pour « France.s, territoire liquide » dans l’ouvage du même nom paru au Seuil, ou sur le site de France.s, territoire liquide ici : http://www.francesterritoireliquide.fr.